Le transfert effectif des habitants de Zilil
Pour déterminer la nature du transfert de la population de Zilil, l’historien dispose de brèves remarques chez trois auteurs :
Ces allusions à un transfert de population d’une cité à une autre posent plusieurs problèmes : celui de l’identification et de la localisation des cités mentionnées et celui des modalités et des raisons du transfert de population.
Géographiquement, le texte de Strabon, le plus précis sur les conditions du transfert, renvoie à la région du détroit de Gibraltar ; il y est question de trois villes Tingis?, Zelis, Iulia Ioza. Les deux premières sont situées sur le côté africain du détroit :
La troisième ville mentionnée par Strabon, Iulia Ioza, qui explique la digression de Strabon8, est en Espagne. Aucune autre source ne mentionne ce nom. Mais certains savants9 ont établi que Ioza devait être l’équivalent sémitique de Traducta, épithète qui rappellerait les origines de la population de la ville. Or, une ville nommée Traducta est mentionnée par les géographes de l’Antiquité10. Leurs indications permettent de la localiser à l’emplacement de l’actuelle Tarifa, à neuf kilomètres à l’est des ruines de Baelo. L’existence de cette ville est également attestée par des monnaies augustéennes, la ville ayant reçu comme d’autres colonies augustéennes le privilège de frapper des monnaies de bronze au début de l’Empire ; la légende se lit perm. Caes. Aug. "avec l’autorisation de César Auguste"; certaines sont au nom de C. et L. César, les petits-fils d’Auguste11.
D’autre part, il y a de fortes chances pour que cette cité de Traducta corresponde à la cité natale de Pomponius Mela qu’il nomme Tingentera : en effet la localisation qu’il en donne entre Carteia et Mellaria, non loin de Baelo, permet une telle assimilation du fait de la similitude avec les coordonnées de Traducta chez les géographes.
Il y a donc tout lieu d’accepter l’identification ''Iulia Ioza = Traducta = Tingentera''. Ce dernier nom correspondrait au toponyme et renverrait à l’origine des habitants venus de Tanger. Quant à l’emploi de Ioza par Strabon, il rappellerait ce que nous apprend Pomponius Mela sur l’origine des habitants transférés de l’Afrique. Ils seraient des Libyphéniciens. Ce rappel n’est pas pour surprendre chez Pomponius Mela si l’on suit l’hypothèse proposée par R. Batty12, selon laquelle le chorographe s’appuierait sur une documentation dont il faut chercher l’origine dans le monde punique et qui expliquerait sa façon d’aborder la présentation des régions méditerranéennes. Mais il est difficile de définir exactement ceux que les Anciens appelaient Libyphéniciens : les habitants des villes côtières à l’est de l’Afrique, selon Diodore de Sicile (XX, 55, 4) ; des populations établies au sud et à l’ouest des Carthaginois et des Masaesyles?, selon Strabon (XVII, 3, 19) ; un mélange de Puniques et d’Afri, c’est-à-dire des Africains soumis à Carthage, selon Tite-Live13. Certains historiens considèrent qu’il pouvait s’agir d’une entité juridique ; dans ce cas, cette terminologie individualiserait, me semble-t-il, les Maurétaniens? qui vivaient dans le cadre de cités ayant adopté les institutions puniques, comme il est attesté à Walili dès le IIIe siècle av. J.-C. Cette interprétation conforterait l’hypothèse du transfert de populations urbanisées et non pas de celles des territoires ruraux attachés à la cité.
Ces hésitations, sources de confusions entre les auteurs, sont peut-être le reflet du problème lié au peuplement originel de la cité espagnole par des gens venus d’Afrique. Avant d’aborder la question du transfert, il convient de rappeler qu’en 31 av. J.-C., au lendemain de la victoire d’Actium sur Antoine, Octave dut procéder au licenciement des armées pléthoriques recrutées pendant la guerre civile. Pour cela, il disposait de la possibilité de créer, déduire selon le terme latin deducere, une colonie, c’est-à-dire une cité fondée sur le modèle de Rome avec en son centre une ville et disposant d’un territoire qui permettait de fournir des lots de terre aux vétérans pour qu’ils s’y installent. Il y a donc une oe uvre importante d’Octave, en matière de colonisation ; cette colonisation a touché de nombreuses régions, notamment les provinces romaines d’Afrique et même la Maurétanie ; même la Maurétanie, car cette partie de l’Afrique n’était pas encore véritablement annexée à l’Empire.
À la mort de César en 44, il existait en effet deux royaumes de Maurétanie, celui de Bogud II à l’ouest et celui de Bocchus II à l’est de la Moulouya ; or Bogud avait pris parti pour Antoine et perdu son royaume au profit de Bocchus, allié d’Octave, après la révolte de Tingi qui s’était ralliée à Octave en 38. En 33 av. J.-C., le dernier roi maurétanien, Bocchus II, mourut et légua, selon une tradition bien attestée dans le monde grec de l’époque, son royaume à Octave ; ce dernier ne l’annexa cependant pas ; se contentant d’une administration directe dont on connaît mal les réalités, il finit par confier le royaume à son protégé, Juba II, en 25. Mais entre 31 (victoire d’Actium) et 27 (date à laquelle le Sénat lui donne le surnom Augustus qui apparaît alors dans la titulature des nouvelles fondations coloniales), il créa trois colonies romaines près du littoral de l’Atlantique et neuf autres, peut-être un peu plus tard, en Maurétanie césarienne (dont Cartennas)14, colonies dont nous connaissons les noms par la description de l’Afrique que nous a laissée Pline (Histoire Naturelle, V).
La création d’une colonie implique la mise en place d’une communauté civique dont les membres bénéficient de la citoyenneté romaine et dont les structures sociales reproduisent le modèle de stratification, hiérarchisée selon la fortune, que l’on trouve à Rome. Bénéficiant d’un statut privilégié, la colonie contrôle un territoire délimité et cadastré : sa création nécessite donc de dégager un espace agricole suffisant pour y installer les vétérans en fonction des droits que leur confère l’honesta missio en matière d’aisance sociale et s’accompagne d’une cadastration de l’espace par des mensores. La création d’une colonie de vétérans obéit enfin à un souci stratégique de défense : elle représente le pouvoir impérial et garantit le maintien de l’ordre.
Or, une telle création ne s’opérait pas forcément sur un espace vierge, comme par exemple à Timgad sous Trajan. Le plus souvent, elle prenait la place d’une communauté existant déjà ; c’est le cas en Maurétanie, pour Zilil, mais aussi pour une autre colonie, Iulia Valentia Banasa sur le Sebou (on ne peut rien dire de la troisième, Iulia Babba Campestris, dont l’emplacement n’a pas été retrouvé). Dès lors se posait le problème de la situation réservée aux premiers habitants. Il y avait diverses possibilités :
De cette dernière cité, Strabon écrivait "qu’elle était inhabitée et que le territoire qui portait le nom de la ville avait été partagé entre Aigion et Patras21". Ce transfert de population s’est accompagné de transfert de cultes, comme celui d’Artemis Laphria22, à l’origine organisé à Calydon, désormais installé à Patras, ce qui renvoie à l’exemple de Carthage évoqué en introduction.
Un autre exemple de rassemblement de populations à partir d’anciennes cités, abandonnées ou rétrogradées, autour d’un centre nouvellement créé, est observable plus au nord, en Épire, sur la côte Adriatique, à Nicopolis23.
Ces exemples nous fournissent des points de comparaison qui nous permettent de revenir sur le transfert des habitants de Zilil dans un contexte de réorganisation territoriale après les troubles consécutifs aux guerres civiles, contexte marqué par la destruction de cités antérieures et des regroupements de population.
En effet, les fouilles menées à Dchar Jdid ont permis de constater l’existence d’une ville maurétanienne sous les niveaux romains : on a repéré un ensemble de bâtiments allongés du nord-ouest au sud-est, bordés par deux rues. Cet ensemble était organisé de façon cohérente avec une orientation bien déterminée qui reprenait les directions d’un habitat antérieur de briques crues : la céramique recueillie dans ces niveaux dénote une occupation du Ier siècle av. J.-C., avant la diffusion massive dans la région de la céramique arétine aux alentours de 30 av. J.-C., mais une occupation déjà caractérisée par l’ouverture au commerce italien dont les effets se font sentir sur la quantité de matériel importé. Ce quartier fut détruit dans le troisième quart du Ier siècle et abandonné pendant longtemps24. La destruction si elle est soudaine, ne laisse cependant pas l’impression d’une destruction violente. M. Lenoir y voit plutôt la traduction archéologique de l’abandon forcé de la ville par sa population d’origine et son remplacement par des colons : le changement de population rendrait compte d’une part de cette destruction soudaine et de l’histoire postérieure du quartier, abandonné jusqu’à la fin du IIe siècle de notre ère, et d’autre part du transfert de l’habitat vers d’autres parties du site comme le quartier des thermes et celui des maisons à péristyle.
D’autre part, Strabon fait allusion à la restructuration d’une nouvelle communauté, Iulia Ioza, composée des habitants de Zilil et de citoyens de Tingi ; on peut penser, en se référant à l’exemple de Patras évoqué par Pausanias qui distingue les habitants de Patras et les autres Achéens, que les Zilitains ont été en quelque sorte placés sous l’autorité des Tingitans qui, eux, possédaient déjà la citoyenneté romaine ; cependant, le transfert de population ne s’opère pas dans les mêmes conditions, ni pour les mêmes raisons. En effet, les sources permettent de considérer qu’à Patras, se posait la question des terres à distribuer aux vétérans : de là, des confiscations et des mouvements de population à l’intérieur du nouveau territoire de la cité ; à Zilil, la population est vraiment déracinée de son milieu local et le transfert n’est pas seulement à replacer dans une réorganisation du territoire de la cité.
Contrairement à ce que l’on observe à Patras, il ne me paraît pas qu’à Zilil, il s’agisse uniquement d’une question de manque d’espace, comme le pensait J. Gascou25 ; le fait que le transfert semble toucher des populations urbaines va dans ce sens. J’y verrais davantage la solution à un problème de sécurité. Il me semble possible d’avancer l’hypothèse que ce traitement sévère pourrait trouver son origine dans le fait que les habitants de Zilil, contrairement à ceux de Tingi, seraient restés, en 38, fidèles à Bogud, le roi allié d’Antoine, et qu’ainsi pour des raisons de sécurité – que l’on ne retrouve pas pour les autres colonies de Maurétanie – les habitants auraient été déplacés ; la situation de Zilil peut alors être rapprochée de celle de Carthage en 146 et de celle de Phocée menacée de destruction après l’échec de la révolte d’Aristonicos. Peu après la décision du roi de Pergame, Attale III, de léguer son royaume à Rome en 133 av. J.-C., le frère illégitime du roi défunt, Aristonicos se proclama roi sous le nom d’Eumène III. Il obtint le soutien de cités26 du royaume dont Phocée. Après sa défaite, les Romains envisagèrent la destruction de Phocée et Justin27 écrit :
Pour en revenir à Zilil, deux faits mentionnés par les sources peuvent fournir des arguments en faveur de cette interprétation :
En tout cas, le transfert de population autoritaire est incontestable. L’originalité de la situation ne tient pas au fait qu’il s’agit d’une communauté organisée déjà en cité – puisqu’une telle situation se retrouve en Grèce –, ni au fait que les populations déplacées ont sans doute été soumises à un statut inférieur dans la cité d’accueil. L’originalité tient à l’ampleur du mouvement : non pas en distance réelle, car traverser le détroit de Gibraltar ne constituait pas une distance remarquable, mais au fait que ces populations ont été déplacées depuis une région qui juridiquement n’était pas vraiment définie comme une province et installées dans l’une des provinces les plus anciennes et les plus romanisées de l’Empire. Il faut cependant minimiser l’ampleur du dépaysement : les paysages étaient les mêmes et les modes de vie également. L’intégration progressive des Africains de Zilil dans les cadres de la colonie romaine d’Espagne, sans doute favorisée par la présence des Tingitans, était possible.
Extrait de Y a-t-il eu des déplacements contraints de population dans l’Afrique romaine? de Christine Hamdoune.
Notes